Ils s’appellent CoreWeave, Nebius, Nscale, Crusoe ou Iren. Ces nouveaux acteurs du cloud IA, souvent issus du monde des cryptomonnaies, signent aujourd’hui des contrats à plusieurs milliards avec Microsoft, OpenAI ou AWS. En transformant d’anciens sites de minage en data centers haute performance, ils redéfinissent la carte mondiale de la puissance de calcul et bousculent les géants historiques du cloud.
Le big bang du cloud IA
Il y a encore deux ans, personne n’avait entendu parler de CoreWeave ou de Nebius. Aujourd’hui, ces entreprises concluent des contrats de plusieurs dizaines de milliards de dollars avec les mastodontes de la Silicon Valley. La raison ? La course effrénée à la puissance de calcul nécessaire à l’intelligence artificielle.
Depuis l’explosion de ChatGPT et l’avènement des modèles de langage géants, la demande en capacité de calcul a littéralement décollé. En 2025, OpenAI prévoit de consacrer à elle seule plus de 1 400 milliards de dollars à son infrastructure d’ici 2030. Microsoft, Meta, Amazon et Alphabet prévoient de franchir ensemble la barre des 350 milliards de dollars d’investissement dès l’an prochain. Jamais la planète tech n’avait connu un tel déluge de capitaux orientés vers les serveurs, les puces et les data centers.
Dans ce contexte, le cloud IA est devenu la nouvelle épine dorsale de l’économie numérique. Les hyperscalers historiques – Amazon Web Services, Microsoft Azure et Google Cloud – ne suffisent plus à absorber la demande. Le marché s’ouvre donc à une génération d’acteurs spécialisés, plus petits mais plus agiles, capables d’optimiser leurs infrastructures autour d’un seul objectif : fournir des GPU et de la puissance brute aux géants de l’intelligence artificielle. Une révolution comparable, par son ampleur, à celle qu’a connue l’industrie pétrolière au XXe siècle.
CoreWeave, Nebius, Crusoe, Iren : les nouveaux seigneurs du cloud
L’histoire de ces néo-clouds est celle d’une reconversion éclair. La plupart d’entre eux étaient jusqu’à récemment des mineurs de cryptomonnaie. Confrontés à l’effondrement de la rentabilité du Bitcoin et à la hausse du coût de l’énergie, ils ont choisi de réorienter leur savoir-faire – gestion de fermes de serveurs, refroidissement, optimisation énergétique – vers le marché le plus prometteur du moment : l’intelligence artificielle.
CoreWeave illustre parfaitement ce virage. Fondée en 2017, la start-up américaine a réalisé l’une des rares introductions en Bourse réussies de ces derniers mois. Son action a bondi de plus de 200 % depuis son IPO en mars. Surtout, elle a décroché des contrats colossaux : 12 milliards de dollars avec Microsoft, plus de 20 milliards avec OpenAI. De son côté, la société australienne Iren vient de signer un accord à près de 10 milliards avec Microsoft pour le déploiement de data centers en Océanie.
L’Europe n’est pas en reste. La britannique Nscale, lancée en 2024, a atteint une valorisation de plus de 10 milliards de dollars après plusieurs contrats successifs avec Microsoft, au Royaume-Uni, en Norvège et même au Texas. Le néerlandais Nebius, spin-off du géant russe Yandex, a levé 3 milliards de dollars et signé un contrat de 19,4 milliards avec Microsoft. Quant à Crusoe Energy, l’américaine qui alimente ses serveurs grâce à la récupération de gaz torché, elle attire les regards des investisseurs les plus sensibles aux questions énergétiques.
Ces nouveaux acteurs partagent une même philosophie : industrialiser la puissance de calcul comme on industrialiserait l’énergie. Ils ne vendent pas des logiciels, mais des mégawatts de calcul. Leur modèle est simple : convertir d’anciens sites de minage ou de stockage en véritables centrales informatiques, prêtes à accueillir les processeurs les plus avancés de Nvidia. C’est une logique d’économie d’échelle extrême, où la rapidité de déploiement vaut de l’or.
| Entreprise | Origine | Contrat majeur | Partenaires | Endettement estimé |
|---|---|---|---|---|
| CoreWeave | États-Unis | 12 Md $ (Microsoft), 20 Md $ (OpenAI) | Azure, OpenAI | 11 Md $ |
| Nebius | Pays-Bas / Russie | 19,4 Md $ (Microsoft) | Yandex | > 1 Md $ |
| Iren | Australie | 9,7 Md $ (Microsoft) | Azure | N/A |
| Nscale | Royaume-Uni | 6,2 Md $ (Microsoft) | Microsoft | – |
| Crusoe | États-Unis | Non communiqué | AWS, Nvidia | – |
Source : Les Échos, Microsoft, OpenAI (données 2025)
L’équation énergétique et financière de l’intelligence artificielle
Mais cette course à la puissance de calcul a un prix. Et il se mesure autant en dollars qu’en kilowattheures. Un centre de données dédié à l’IA consomme jusqu’à cinquante fois plus d’énergie qu’un data center classique. La facture énergétique de l’intelligence artificielle devient donc un enjeu planétaire.
Les nouveaux fournisseurs de cloud IA s’implantent dans des régions où l’électricité est abondante et bon marché : la Norvège, l’Islande, l’Australie, le Texas ou encore certaines zones du Canada. L’objectif : garantir une disponibilité constante, tout en limitant les coûts d’exploitation. Certains, comme Crusoe, misent sur la réutilisation d’énergie perdue pour alimenter leurs serveurs, une manière de verdir une industrie en pleine explosion.
Sur le plan financier, la démesure est tout aussi impressionnante. CoreWeave affiche une dette de 11 milliards de dollars, Nebius dépasse le milliard. Ces entreprises vivent à crédit, portées par la promesse d’un futur dominé par l’IA. En réalité, elles absorbent une partie du risque des géants du numérique. Microsoft et OpenAI externalisent leur dépendance matérielle : plutôt que de construire eux-mêmes des infrastructures, ils délèguent la charge à ces start-up, qui deviennent à la fois partenaires stratégiques et paratonnerres financiers.
Le pari est risqué : ces sociétés misent sur une croissance exponentielle du besoin en calcul. Mais si la demande ralentit ou si les coûts énergétiques explosent, certaines pourraient vaciller. L’histoire récente de la tech a montré que la verticalisation totale – des puces à l’énergie – finit souvent par concentrer le pouvoir entre les mains de quelques acteurs… au prix d’une fragilité systémique.
💡 Le saviez-vous ?
En 2025, un seul modèle d’IA générative de grande taille peut nécessiter plus de 10 000 GPU Nvidia H100 pour son entraînement initial. Cela équivaut à la consommation électrique de dizaines de milliers de foyers européens pendant plusieurs mois.
La revanche des outsiders
Dans ce nouvel écosystème, les hyperscalers ne sont plus seuls maîtres du jeu. Les néo-clouds, agiles et agressifs, se positionnent à la fois comme partenaires et comme concurrents. Microsoft a déjà signé pour près de 50 milliards de dollars de contrats avec ces acteurs. OpenAI, de son côté, a verrouillé un accord historique à 300 milliards de dollars sur cinq ans avec Oracle, et un autre à 38 milliards avec AWS.
Pour les nouveaux entrants, ces chiffres donnent le vertige, mais ils valident un basculement structurel : les géants du cloud, jadis auto-suffisants, ont besoin d’une nouvelle génération d’infrastructures. En clair, les outsiders ont gagné leur place dans la chaîne de valeur mondiale de l’intelligence artificielle.
L’enjeu dépasse la technologie. Il touche à la souveraineté numérique et à la redistribution du pouvoir industriel. Si les États-Unis dominent encore largement cette nouvelle géographie du calcul, l’Europe cherche à rattraper son retard. L’essor de Nscale ou de Nebius en témoigne : un espace s’ouvre pour des acteurs capables d’allier innovation, efficacité énergétique et proximité géographique.
Au fond, cette transformation signe la fin d’une époque. Le cloud n’est plus une commodité, c’est une arme stratégique. Et ceux qui contrôleront demain la puissance de calcul contrôleront l’intelligence elle-même.